L'espoir malgré tout

Passionnée de langue et de culture françaises, Françoise Frenkel, juive polonaise, avait suivi ses études à la Sorbonne. Elle avait goûté aux charmes du Quartier latin et fouille dans les rayons de la librairie jadis installée à l'angle de la rue des Ecoles et du boulevard Saint-Michel.
C'est sans doute là qu'est née, dans les tourments de la Première Guerre mondiale, la vocation de Françoise Frenkel qui allait créer en 1921 la Maison du Livre, première librairie française de Berlin. En 1939, non sans avoir résisté par la diffusion de livres et de journaux à la montée du nazisme, elle a dû se résoudre à tirer le rideau et fuir l'Allemagne avant que ne se referme l'étau fatal.
Destins
En France où elle se cache, Françoise Frenkel compte encore quèlques amis. C'est le début d'une longue nuit pour cette jeune femme dont le mari a été happé par les rafles de 1942 et dont on a retrouvé plus tard la trace dans l'infernale liste des assassinés d'Auschwitz. Le périple pour échapper à l'hydre nazi et ses complices français de la collaboration, conduira Françoise Frenkel de Paris à Nice en passant par Avignon, Vichy, Grenoble et Annecy.
C'est finalement en Suisse que l'ancienne libraire trouve refuge après avoir tenté de franchir plusieurs fois la frontière clandestinement. De la violence antisémite, des haines tenaces, des mains secourables, des solidarités désintéressées aux honteuses exploitations de la misère et du désarroi, Françoise Frenkel a tout vu. Tout connu. Elle en fait récit dans un livre, Rien pour reposer sa tête, publié en 1945 à Genève et qui, depuis, avait disparu des tables de librairies. Gallimard le réédite aujourd'hui dans son intégralité avec une préface de Patrick Modiano. Rien d'étonnant à ce que le romancier prix Nobel ait été sensible au destin de Françoise Frenkel dont la trace se perd dans les affres de l'après-guerre. Comme il l'avait fait pour Dora Bruder, Patrick Modiano a mené l'enquête et grandement contribué au retour en pleine lumière de ce témoignage et de son auteur.
Rien où poser sa tête fait récit d'une des périodes les plus noires de notre histoire. Sans porter de jugement, sans esprit de revanche, Françoise Frenkel partage son vécu et nous adresse, par-delà le temps, une grande leçon d'humanité. Simultanément, paraît chez Robert Laffont le texte d'un spectacle de théâtre signé Gérald Garutti et consacré au parcours de Haïm Lipsky, juif polonais lui aussi et qui a survécu à Auschwitz grâce à son violon.
Là encore, l'auteur fait récit de cette trajectoire de vie inouïe dans une prose qui sait demeurer à l'abri des idées reçues et des opinions à l'emporte-pièce. «Du Yiddishland à la Terre promise», écrit Gérald Garutti, « ce récit témoigne de la survie par l'art, du fil de la transmission, de l'espoir préservé jusqu'au coeur des ténèbres, de fa destruction surmontée par la volonté». L'espoir, entretenu par l'amour du livre et de la musique, c'est le maître-mot qui réunit les destins de Françoise Frenkel et Haïm Lipsky. Comme une petite lumière infime dans un siècle de nuit.
Serge Bonnery
Chanter dans le noir

I est des livres - c'est terrible à dire - dont on a l'impression malsaine qu'ils «font leur beurre» sur la Shoah. Ainsi énoncée, la chose peut paraître une pure provocation. Pourtant, parmi tant de textes publiés, bien peu ont la pureté et j'oserai dire, malgré le terrible sujet, la légèreté admirable de celui-ci. C'est un étrange petit opuscule, de moins de cent pages pour le récit lui-même, en outre parsemé de blancs comme une partition ou un poème. Il y est raconté la terrible trajectoire d'un jeune juif né à Lodz, en Pologne, au début des années trente. Famille pauvre et nombreuse - rien d'original à cela - vivant à Baluty, quartier juif populaire, où chacun de «ceux qui sont nés là savent qu 'ils y demeureront pour toujours»
Une sorte de Yidishland. Très tôt, le petit Haïm («la vie» en langue du cru) se prend de passion pour la musique et convoite un fidl, un violon, qu'il parvient à se payer par de petits travaux musicaux et sur la base d'un marchandage bien compréhensible. C'est le cordonnier Haskel qui lui enseignera les bases. «Heureusement pour Riwka et Moshe - écrit Gérald Garutti -, leurs autres enfants sont normaux.» Le père, promu dans le grand Lodz, y installe la famille - «les juif s y sont tolérés depuis peu (et «assez peu»)» - non loin de la rue où a vécu un certain Arthur Rubinstein.
Parvenu à ce stade de ma chronique, je constate avec quelque stupéfaction que, contrairement à mon habitude, je «raconte l'histoire» et d'une façon parfaitement chronologique. Il conviendra que je me l'explique et que je m'en explique, car il y a, naturellement une bonne raison à cela. Pour l'instant, je termine ma narration dans sa structure la plus naturelle. Et la plus attendue, ce qui est peut-être un début de réponse à la question que je viens de me poser. Car le ler septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne. Ensuite, tout se déroule, hélas ! selon ce que nous savons de la période. Persécutions, ghetto, famine. «Les enfants, eux, ne travaillent que (c'est moi qui souligne) dix heures par jour» sous la dictature de Rumkowsky, juif vendu aux nazis dont il devient «le bouffon». Lente descente aux Enfers. Promu «fossoyeur du ghetto», le jeune musicien part de son plein gré «vers d'autres camps de travail». On sait de quoi il s'agit... Repéré par son chef de bloc, Haïm va entrer dans l'orchestre du camp d'extermination pour y jouer en toutes circonstances et notamment pendant les exécutions «L'archet de Haim scande désormais les mises au pas, les mises a mal, les mises a mort » A l'approche des troupes soviétiques commence une longue marche Le jeune musicien parvient a s'enfuir, vit un temps chez une certaine Maria, puis il rencontre Dorka, qui vient aussi de Pologne «Comme Haim, désormais, elle parle deux langues le yiddish et le silence » Ils guignent vers le Nouveau Monde maîs partiront pour la Terre promise II s'y retrouve avec «dans une main, son violon, et dans l'autre, un fusil » Puis renonce a faire de la musique Et devient électricien Maîs nombre de ses enfants seront des musiciens de renommée internationale «Chacun a son tour a appris sur lepetit violon que Haim avait rapporte d'Allemagne »
II est temps de repondre a la question plus haut posée C'est que l'étonnante façon dont est racontée cette histoire, mi poème, mi concerto, finit par occuper l'attention du lecteur et que, comme c'est le cas dans les vrais textes de création, la façon dont les choses sont racontées devient aussi importante que les choses que l'on raconte Hormis l'aspect musical, l'histoire est ici d'une terrible et impitoyable banalité Dans une sorte de postface, l'auteur déclare que «Haim - a la lumiere d'un violon est sans nul doute le texte le plus difficile (qu'il ait) jamais eu a écrire » Vous y lirez les difficultés rencontrées en chemin «ne garder que ce qui était vraiment indispensable», ne pas «tomber dans la leçon d'histoire, ni, d'ailleurs, donner la moindre leçon, maîs épouser un point de vue humain, sur toute une vie d'homme, de dix a quatre vingt treize ans »
Gerald Garutti semble y avoir parfaitement réussi.
Jacques Lovichi